Etranges prisonniers réunis par Jean Genet dans la cellule d’un quartier de haute sécurité ! Loin de souhaiter échapper à leur condition, ils constituent à eux trois un petit monde clos dont ils exagèrent l’enfermement, Yeux-Verts, le seul assassin du groupe, est un pôle attractif pour les deux autres : ils n’aspirent qu’à l’honneur de l’imiter, sinon de le rejoindre dans le ciel héroïque du crime et de la mort pour lequel la prison se révèle le meilleur tremplin.
Prison et enfermement métaphysiques donc. Yeux-Verts, le plus avancé sur la voie du détachement, fuit dans une sorte de rêve de gloire ; les deux autres s’entre-déchirent pour avoir les meilleures chances d’accéder à une existence vraie en captant à leur profit le reflet de celui qui appartient déjà à l’autre monde. Ce désir luciférien de néantisation salvatrice ne peut aboutir qu’à l’échec. Qui s’en étonnerait ?
Ecrite en 1942, à Fresnes, dans le même temps que son célèbre poème « Le condamné à mort », la première version de « Haute Surveillance », alors intitulée « Pour la belle », est certainement la première grande expérience d’écriture théâtrale de Genet. Ecrite pour lui-même, alors convaincu de passer sa vie en milieu carcéral, il y épanche ses sentiments d’homme emprisonné mais aussi une forme très personnelle d’amour du monde de la délinquance et de la prison.Drame de la jalousie, Haute Surveillance, sans cesse retouchée par son auteur de 1947 à 1988, est un spectacle symbolique de l’humanité, vue ou fantasmée.
Dis-moi qui tu suis, je te dirai qui je hais
Est-il possible de représenter au théâtre un «quatrième mur» plus voyeur que celui d’une cellule, exposée aux regards convergents du public? Jean Genet utilise dans «Haute Surveillance» ce dispositif expérimental pour mettre à nu les rapports entre trois hommes condamnés au huis clos. Ce confinement permet de révéler un jeu fuyant entre Identités sexuelles, désirs de puissance et fascination pour la mort.
Trois prisonniers partagent une mênne cellule. Seul l’un d’entre eux. Yeux Verts, est un meurtrier, promis prochainement au couteau de la guillotine. Ce statut en fait un pivot des relations qu’il entretient avec Jean et Maurice, ses codétenus. Dans cet univers aux parois presque théoriques à force de présence nue, d’absence de diversions, ces trois rats de laboratoire sont lancés dans une quête frénétique d’eux-mêmes, aux travers des autres. Quête de l’amitié (et du désir) de Yeux-Verts, le réfèrent dans la hiérarchie carcérale, celui qui a ôté une vie du monde. Mais aussi quête des identités masculines. Derrière le propos de Genêt qui peut parfois agacer, si on ne voit que le bouillonnement glandulaire d’une fantasmagorie homosexuelle exacerbée, se cache une sublimation de ces pulsions. Ce triangle reclus fonctionne ainsi à plein régime émotif et «frictionnel», tant chacun tente de se définir à travers l’autre, sans que jamais il n’y ait de coup d’arrêt, d’assouvissement, comme une érection sans apothéose.
Cette quête est également prise en mâchoire entre deux entités extérieures, qui sont les deux pôles de tension entre masculinité et féminité, le ressort profond de la pièce. «Boule de neige», le caïd de la prison, parangon de la virilité incarnée, et la femme de Yeux-Verts, dont le portrait est tatoué sur sa poitrine et devient le support des fantasmes et de la jalousie de Jean et Maurice. Les tatouages sont d’ailleurs eux-mêmes un personnage de la pièce, tant ils incarnent des canaux d’évasion et de statut forts. «Je cracherais sur ce tatouage, s’il n’y avait pas tapeau en dessous», dira Maurice à Yeux-Verts…
Visa pour l’enfer
Genet a retouché cette pièce pendant plus de 40 ans, avant d’aboutir à cet objet théâtral à clés multiples, ce petit format (moins d’une heure) de concentré d’humanité en fermentation. Le réalisateur de cinéma Pol Cruchten en livre une mise scène quasi scientifique, en posant en perspective diagonale un espace blanc qui rend palpables les flux denses circulant entre les personnages.
Un clin d’œil d’actualisation de la pièce permet aussi un jeu de contraste chromatique: sur ce fond de néant blanc, Yeux-Verts (Rachid Hafassa) détonne, dans sa combinaison orange, celle qu’il porte avant de subir son exécution à Guantanamo.
On appréciera également le Jeu façon «petite frappe» vaniteuse de Jules Werner et ses dandinements de zonard, même si un recours un peu moins systématique à cet artifice eût avantagé la nuanciation de son expression. Ajoutez une ouverture de scène stroboscopique avec un bon vieux «Sex Pistols» à fond les manettes, et vous êtes conditionné pour un procédé expérimental qui vous fera entrer de plain-pied en enfer: le vôtre.
Philippe Koessler : Le Jeui 17.01.2008
Mise en scène: Pol Cruchten
Décors et costumes: Jasna Bosnjak
Lumière: Zeljko Sestak
Chorégraphie: Stefano Spinelli
Assistant à la mise en scène: Anne Simon
Avec: Michel Guillou, Rachid Hafassa, Jules Werner, Serge Wolf
Représentations – Saison 2007/2008 – Théâtre National du Luxembourg
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